Arrêtez avec cette obsession des « péchés » écologiques ! Dressez-vous plutôt contre l’industrie pétrolière et gazière.
Par Mary Annaise Heglar
4 juin 2019
Au repas d’anniversaire de mon ami, encore une de ces discussions trop fréquentes : je me présente à l’homme qui se trouve à ma gauche, lui dis que je travaille dans le domaine de l’environnement… et son visage se met à exprimer la terreur. Notre poignée de main devient toute molle.
« Vous allez me détester », bredouille-t-il l’air penaud, à peine audible.
La suite, je peux la prédire. L’homme m’énumère une liste d’erreurs écologiques commises dans la journée. Ainsi, il a vu arriver le repas qu’il avait commandé dans des récipients en plastique ; il a mangé de la viande et songe à recommencer ; il est venu à la fête en taxi.
Sa voix vibre de honte. Je lui assure que ce n’est pas lui que je déteste, mais les industries qui le mettent – et nous tou·tes avec lui – dans le même sac. Alors ses épaules remontent et son regard rejoint le mien : « Ah, ouais, parce qu’il ne sert plus à rien d’essayer de sauver la planète, hein ? »
Mon estomac se retourne
Cette réaction m’est, hélas, familière. Un seul mot à propos de mes cinq années passées au Natural Resources Defense Council ou sur mon travail dans le mouvement pour la justice climatique en général, et me voilà bombardée d’aveux de transgressions environnementales ou dépositaire de propos nihilistes. Un extrême ou l’autre.
Et j’en comprends la raison. Depuis des décennies, les scientifiques nous martèlent que l’espèce humaine provoque des changements graves et potentiellement irréversibles du climat. Qu’elle met la planète et elle-même en ébullition avec ses rejets massifs de dioxyde de carbone. Un rapport de 2018 du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a prévenu qu’il nous restait douze ans [actuellement moins de neuf, NDT] pour appliquer les transformations profondes qui permettraient d’éviter les pires conséquences des changements climatiques.
Jadis, il fallait peut-être de solides connaissances scientifiques pour saisir les changements climatiques, mais aujourd’hui, on n’a qu’à jeter un coup d’œil aux gros titres des médias ou par la fenêtre. On y verra ici un incendie de forêt dévastateur en Californie, attisé par un temps sec et chaud, ou là une tempête rapidement devenue ouragan à cause de l’augmentation de la température des mers. Les changements climatiques sont une réalité.
Je ne blâme personne de prétendre à l’absolution. Je peux même comprendre l’abdication, qui est une forme d’auto-absolution, mais cela dissimule une force bien plus insidieuse : la narration qui a aussi bien orienté qu’entravé la discussion sur les changements climatiques, lors des dernières décennies. Elle nous affirme que nous aurions pu éviter les changements climatiques en commandant moins de plats à emporter, en utilisant moins de sacs en plastique, en éteignant plus souvent les lumières, en plantant quelques arbres ou en roulant en voiture électrique. Elle nous dit que si ces ajustements sont insuffisants, tant pis.
Imaginer que nous aurions pu résoudre cet énorme et funeste problème juste en changeant nos habitudes de consommation n’est pas seulement absurde : c’est une croyance dangereuse. Elle transforme l’écologie en un choix individuel dépeint comme péché ou vertu, condamnant qui ne veut ou ne peut pas respecter cette éthique. Cela revient purement et simplement à mettre la faute sur les victimes, si l’on tient compte du rapport du GIEC précité : celui-ci souligne que la grande majorité des émissions mondiales de gaz à effet de serre proviennent d’une poignée d’entreprises, aidées et encouragées par les plus puissants gouvernements, y compris celui des États-Unis.
Quand des gens viennent me voir pour confesser leurs péchés écologiques, comme si j’étais une sorte d’écolo-nonne, j’aimerais leur dire qu’ils s’infligent la culpabilité des crimes commis par les industries pétrolière et gazière. Leur dire que le poids de notre planète malade est trop lourd à porter pour une seule personne. Et les avertir que cette culpabilité mène à l’apathie, laquelle pourrait bien sceller notre perte.
Ce n’est pas une raison pour rester les bras ballants. Les changements climatiques étant un problème vaste et complexe, la réponse est également compliquée. Nous devons commencer par cesser de croire que tout est de notre faute, puis assumer la responsabilité collective qui consiste à demander des comptes aux vrais coupables. Autrement dit, nous devons devenir une foule de David contre un grand méchant Goliath.
Plus vert·e que toi
En ce qui concerne les changements climatiques, il nous manque presque toujours une vue d’ensemble. Les impacts dont nous parlons ont généralement une échelle si large qu’on peut à peine les concevoir : élévation du niveau des mers, fonte des calottes glaciaires, acidification des océans… Par un tour de passe-passe diabolique, tout cela devient aussi atmosphérique que très, très lointain. Partout et nulle part à la fois.
Mais dès qu’il est question des causes, la conversation se rapproche soudain de notre nombril. Après la publication du rapport du GIEC en 2018, Internet débordait de recommandations sur « ce qu’il faut faire contre les changements climatiques ». Remplacez vos ampoules. Choisissez plutôt des sacs réutilisables. Mangez moins de viande.
Si les réponses sont toutes entre nos mains, alors la faute ne peut être qu’à nos pieds. Et où cela mène-t-il ?
À une population assaillie par une honte si pesante qu’elle en est quasiment incapable de réfléchir aux changements climatiques, et encore moins de les combattre.
C’est là que survient la culpabilisation de la victime. Trop souvent, notre culture confond l’« environnementalisme » avec le consumérisme individuel. Pour faire « bien », nous devrions nous convertir intégralement à l’énergie solaire, nous déplacer seulement avec un vélo retapé, arrêter de prendre l’avion, manger végétalien. Nous devons adopter un style de vie « zéro déchet », ne jamais recourir à Amazon Prime, etc. Ce genre de messages, je l’entends partout : dans les médias de gauche et de droite aussi bien qu’au sein du mouvement écologiste. La justice et les industries des combustibles fossiles s’en sont même servis pour défendre leur cause lors de procès. La réalité est que les industries ont réorienté le discours écologiste afin de blâmer les consommatrices et consommateurs depuis la très discutable campagne publicitaire des années 1970, où l’on voyait un Indien pleurer en constatant la pollution de son environnement aux États-Unis. Je l’entends dans la bouche de mes ami·es et de ma famille, d’inconnu·es dans la rue, de personnes interrogées au hasard après un cours de yoga.
Et tout cela fait grimper à un prix astronomique le billet d’entrée dans le mouvement climatique, excluant souvent les personnes de couleur et autres groupes marginalisés.
Tant que nous mettons à l’épreuve la pureté de chacun·e, nous fichons royalement la paix au gouvernement et aux industries qui sont pourtant les coupables de cette dévastation. En insistant démesurément sur l’action individuelle, on rend les gens honteux de leurs activités quotidiennes, des choses qu’ils ne peuvent tout simplement pas éviter de faire, parce que le système dans lequel ils sont nés repose sur les combustibles fossiles. Il faut savoir que le système énergétique étasunien en dépend à plus de 75 pour cent (même chose en Suisse, NDT).
Si nous voulons vivre en société, nous n’avons d’autre choix que de participer à ce système. Nous blâmer pour cela revient à nous reprocher notre existence même.
Brené Brown, spécialiste en la matière, décrit le sentiment de honte comme « le sentiment ou l’expérience intensément douloureuse de croire que nous sommes imparfait·es, donc indignes d’acceptation et d’appartenance ». Attention de ne pas confondre la honte avec la culpabilité. Cette dernière peut être utile, car elle confronte notre comportement avec nos valeurs et nous fait ressentir un inconfort psychologique. La honte, en revanche, nous dit que nous sommes de mauvaises personnes, irrécupérables. Elle nous paralyse.
Yessenia Funes, journaliste à Earther, a écrit : « Je refuse de croire que les gens devraient avoir honte de vivre dans le monde que nous avons construit. »
Les actions de consommation ne suffisent pas
Alors que faire contre les changements climatiques ? Eh bien, pour être très claire, je déconseille de jeter l’éponge. Le pire serait de ne rien faire. Les changements climatiques représentent un problème énorme et, pour les affronter, nous devons être consentir à des sacrifices personnels, profonds. Telle est notre responsabilité non seulement vis-à-vis des générations futures, mais aussi envers chacun·e d’entre nous, ici et maintenant.
Je me fiche de savoir depuis combien de temps vous vous préoccupez du climat, que ce soit dix ans ou dix secondes. Je ne m’intéresse pas à la quantité de statistiques que vous pouvez énoncer. Je n’ai pas besoin que vous soyez cent pour cent solaire pour être écologiste. Peu m’importe que vous soyez plus végétalien·ne que les autres. Je me moque d’apprendre que vous êtes en train de manger un hamburger.
En outre, dans la mesure où les États-Unis contribuent énormément au réchauffement de la planète, nous avons l’obligation éthique de réduire notre empreinte carbone. Notre pays est le deuxième plus grand émetteur au monde ; il n’a que récemment perdu la première place. Et notre contribution historique est encore plus effroyable. Les États-Unis sont responsables de plus d’un tiers de toute la pollution par le carbone, qui fait aujourd’hui grimper la température de notre planète. Plus que tout autre pays.
Compte tenu de leur énorme empreinte environnementale, les choix individuels de consommation des États-Unien·nes sont parmi les plus puissants dans le monde. On peut donc qualifier de faillite morale de premier ordre l’affirmation selon laquelle nos actions individuelles seraient trop insignifiantes, alors que des gens sont morts dans le cyclone Idai, au Mozambique — un pays dont l’empreinte carbone est quasiment invisible comparée à la nôtre.
Toutefois, plus nous nous concentrons sur les actions individuelles et négligeons les changements systémiques, plus nous perdons de temps. Les actions individuelles peuvent aussi bien être d’importants points de départ que de dangereux points d’arrêt.
Notre définition de l’action individuelle doit dépasser ce que nous achetons ou utilisons. Commençons par changer les ampoules, mais ne nous arrêtons pas là. Participer à une grève pour le climat ou se rendre à un rassemblement est une action individuelle. Rallier le voisinage pour attaquer en justice une centrale électrique qui empoisonne la collectivité est une action individuelle.
Voter est une action individuelle. Quand vous sélectionnez vos candidat·es, intéressez-vous à leur politique environnementale. Si elle est trop timide, demandez-leur de faire mieux. Une fois les personnes élues, demandez-leur des comptes. Et si cela ne fonctionne pas, présentez-vous vous-même aux élections : voilà une autre action individuelle.
Faites de votre action individuelle quelque chose de plus ambitieux que le matériau de votre sac à commissions.
Je m’en fiche
Permettez-moi une confession : peu m’importe à quel point vous êtes écolo. Je veux que vous participiez au mouvement pour la justice climatique.
Je ne veux même pas savoir si vous travaillez sur une plate-forme pétrolière. Dans certaines régions, c’est le seul emploi qui permette de nourrir une famille. Et je ne blâme pas les travailleuses et les travailleurs pour cela : je blâme leurs employeuses et employeurs. Je condamne l’industrie qui nous étouffe toutes et tous, et le gouvernement qui les laisse faire.
Tout ce dont j’attends de vous, c’est que vous désiriez un avenir vivable. Cette planète est la vôtre et personne ne peut la défendre mieux que vous. Personne ne peut la protéger mieux que vous.
Nous avons jusqu’à 2030 non pas pour commencer, mais pour finir de sauver la planète.
Je ne suis pas ici pour vous absoudre ni pour vous voir abdiquer. Je suis ici pour me battre avec vous.
Mary Annaïse Heglar est essayiste, spécialiste en justice climatique et directrice des publications du Natural Resources Defense Council à New York. Retrouvez-la sur Twitter ou Medium.